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Le parti pris pétrolier de Justin Trudeau

En choisissant d’investir des milliards de dollars de fonds publics dans une forme de nationalisation du pipeline Trans Mountain et du projet d’expansion de cette infrastructure pétrolière, le gouvernement Trudeau a pris le risque de s’aventurer sur un terrain politique qui pourrait être glissant. Il a aussi démontré qu’à ses yeux, le Canada doit demeurer sur la voie des énergies fossiles pour encore plusieurs décennies, même si la science climatique ne cesse de répéter l’urgence d’en sortir.

Mars 2017. Dans un geste sans précédent pour un premier ministre canadien, Justin Trudeau s’envole pour Houston, au Texas. Le chef libéral est l’invité vedette de la conférence CERAWeek, un rendez-vous d’affaires qui regroupe certains des plus gros joueurs du secteur énergétique mondial.

Devant un parterre de représentants de quelques géants de l’industrie pétrolière et gazière, dont Total, ExxonMobil, BP et Shell, il prononce une phrase lourde de sens : « Aucun pays ne laisserait dans son sol 173 milliards de barils de pétrole sans les exploiter. » Il faisait ainsi référence aux réserves d’or noir du Canada, les troisièmes en importance dans le monde, après celles d’Arabie saoudite et du Venezuela.

Ce discours du premier ministre aux membres de l’industrie des énergies fossiles offre pour le moins un contraste avec le message qu’il envoyait, quelques semaines après son élection, à la tribune du Sommet de Paris sur le climat, en novembre 2015.

Soyons clairs : il s’agit d’un investissement dans l’avenir du Canada

« Le Canada peut faire plus pour s’attaquer au problème mondial que représentent les changements climatiques, et il agira en ce sens », assurait alors M. Trudeau, qui disait vouloir rompre radicalement avec l’ère des conservateurs de Stephen Harper. « Nous le ferons parce que la science est incontestable et qu’elle nous dit que les changements qui ont commencé à toucher notre planète auront de profondes répercussions sur notre avenir. Nous le ferons également parce que c’est la bonne chose à faire pour notre environnement et notre économie, et en tant que membre de la communauté mondiale », promettait-il du même souffle.

Le chef libéral avait alors souligné que « les peuples autochtones savent depuis des milliers d’années comment prendre soin de notre planète. Les autres, nous, nous avons beaucoup à apprendre. Et pas de temps à perdre ». Il précisait également que l’action gouvernementale canadienne permettrait d’atteindre les cibles de l’Accord de Paris et qu’elle s’appuierait dorénavant sur « les meilleures données scientifiques » disponibles.

Croissance pétrolière

La meilleure science climatique, soit celle compilée dans les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), souligne justement l’extrême urgence d’agir pour éviter le naufrage mondial que le bouleversement anthropique du climat nous promet. Idéalement, il faudrait parvenir à réduire les émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES) de 70 % à 95 % d’ici 2050. Une tâche qui s’annonce colossale.

Pour y parvenir, prévenait dès 2015 une étude britannique publiée dans le réputé magazine Nature, il est impératif de réduire drastiquement notre utilisation des ressources fossiles, dont le pétrole. Pour le Canada, dont la production s’appuie de plus en plus sur les sables bitumineux albertains, une telle avenue signifierait de laisser dans le sol au moins 75 % des réserves connues d’or noir.

Autant dire freiner dès maintenant la croissance de l’industrie, qui prévoit au contraire des scénarios de production en hausse marquée pour les prochaines décennies. Celle-ci devrait dépasser les cinq millions de barils par jour d’ici 2030, dont 3,7 millions de barils provenant des sables bitumineux. L’Office national de l’énergie prévoit même une production de 4,5 millions de barils de pétrole des sables bitumineux en 2040, une hausse de 73 % par rapport à 2016.

C’est dans ce contexte de développement pétrolier albertain ininterrompu que le gouvernement Trudeau a, dès 2016, approuvé le projet d’expansion de Trans Mountain, mais aussi le remplacement de la ligne 3 d’Enbridge. Ce pipeline doit acheminer davantage de pétrole vers les États-Unis, à l’instar de Keystone XL, un autre projet appuyé par les libéraux. S’ils sont complétés, ces trois projets permettront d’exporter quotidiennement 2,5 millions de barils par jour, soit plus de 905 millions de barils par année.

Plan climatique

Le gouvernement Trudeau ne voit pas d’incohérence climatique entre l’expansion de l’industrie pétrolière et l’atteinte de la cible de réduction des GES fixée pour 2030, soit un recul de 30 % par rapport à 2005. Cet objectif, établi par le gouvernement Harper, apparaît toutefois de plus en plus difficile à atteindre. Les plus récentes données déposées à l’ONU démontrent en effet qu’on s’éloigne de l’objectif, notamment en raison de la croissance du secteur pétrolier et gazier, qui pourrait compter pour 33 % de tous les GES du pays d’ici 12 ans.

Ottawa affirme néanmoins que son « Cadre pancanadien sur la croissance propre et les changements climatiques », qui comprend notamment une tarification du carbone, permettra de respecter l’engagement pris sur la scène internationale, voire de le « surpasser ».

En annonçant cette semaine son intention d’investir 4,5 milliards de dollars pour garantir la réalisation du projet d’expansion du pipeline Trans Mountain, le premier ministre Trudeau a d’ailleurs affirmé que ce geste s’inscrivait dans la stratégie climatique canadienne. « Les emplois qui seront préservés avec ce projet font partie intégrante de notre plan pour combattre les changements climatiques et faire croître l’économie », a-t-il dit aux Communes.

« Soyons clairs : il s’agit d’un investissement dans l’avenir du Canada », a résumé pour sa part son ministre des Finances, Bill Morneau, appelé à justifier ce geste sans précédent, qui plus est posé par un gouvernement qui avait promis en campagne d’éliminer les subventions aux énergies fossiles.

Et même si le gouvernement souhaitait trouver un acheteur d’ici le mois d’août, la chose est peu probable, selon Pierre-Olivier Pineau, titulaire de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie à HEC Montréal. « Je ne vois aucun acheteur prendre le projet avant qu’il soit complété. Le problème n’est pas de vendre le projet, c’est de le faire. Si le gouvernement peut le réaliser au complet, alors le vendre sera assez facile. »

Risque politique

Est-ce que cette décision pourrait éventuellement nuire à l’avenir politique des libéraux de Justin Trudeau, qui se retrouveront en élections l’an prochain ? Le risque est bien réel, selon Frédéric Boily, politologue et professeur à l’Université de l’Alberta. Si le projet d’expansion de Trans Mountain va de l’avant « sans retard important », le pari pourrait être gagnant, surtout que les libéraux réussiraient alors là où les conservateurs ont échoué. « Mais si des retards s’ajoutent, avec des coûts supplémentaires, et que le gouvernement est obligé d’être propriétaire du pipeline pendant longtemps, ça pourrait devenir un fardeau qui risquerait de compromettre la majorité libérale, voire sa réélection. Et les conservateurs pourraient revenir au pouvoir », estime M. Boily.

Spécialiste des questions politiques et professeur à l’Université Simon Fraser, à Burnaby, dans la région de Vancouver, Nicolas Kenny entrevoit lui aussi un « risque politique important » pour des sièges détenus par les libéraux fédéraux. « Certains vont être en jeu » en Colombie-Britannique, notamment ceux dans la région de Vancouver et Burnaby, ou l’opposition à Trans Mountain est la plus vive. Qui plus est, cet appui à l’industrie pétrolière pourrait aussi refroidir des électeurs dans d’autres régions du pays, notamment au Québec. Une situation qui pourrait profiter au NPD.

Frédéric Boily souligne par ailleurs que, malgré l’intervention politico-financière du gouvernement canadien, la réalisation du projet d’expansion de Trans Mountain n’est pas assurée. « Plusieurs embûches politiques demeurent sur le chemin, dont l’opposition de la Colombie-Britannique, mais aussi celle des écologistes et des autochtones. Et cette opposition ne baissera pas les bras. Elle pourrait aussi grandir, notamment si on voit que la facture devient trop élevée. »

Faux débat

Le premier ministre de la Colombie-Britannique, John Horgan, a d’ailleurs pris soin cette semaine de rappeler que sa province entend maintenir son action en justice. « Nous passons d’un projet approuvé par le gouvernement fédéral à un projet piloté par le gouvernement fédéral, mais le renvoi [en Cour d’appel] ne visait pas un projet précis », a-t-il expliqué. « Le renvoi visait, en général, tout transport de bitume dilué à travers la Colombie-Britannique, par chemin de fer ou par canalisation, et notre cause est toujours pertinente. »

Il faut dire que l’expansion de Trans Mountain ferait passer la capacité quotidienne de transport du réseau de pipelines de 300 000 barils à 890 000 barils. Pour exporter tout ce pétrole des sables bitumineux, jusqu’à 34 pétroliers quitteraient chaque mois un port situé à Burnaby, en banlieue de Vancouver, contre 5 pétroliers actuellement. Or, soutient Victoria, « un seul déversement menacerait des milliers d’emplois en Colombie-Britannique ». Quant au projet lui-même, il doit, à terme, permettre la création et le maintien de 450 emplois directs.

Ce débat politique, qui déchire la Colombie-Britannique et l’Alberta, en plus de susciter une profonde division qui pourrait laisser des traces à long terme, ne change pourtant rien au coeur du débat, selon Pierre-Olivier Pineau. « Pour moi, cette question des pipelines reste complètement vaine : on passe à côté des enjeux de consommation, ici et dans le monde. Simplement dire non aux pipelines ne change pas la consommation mondiale de pétrole, et si on dit non, ça profite aux producteurs hors Canada, qu’on peut difficilement imaginer être meilleurs pour la planète que ceux d’ici. »

« Si on arrive à réduire la consommation de pétrole, alors les investisseurs pétroliers vont d’eux-mêmes renoncer aux projets, ici et ailleurs. Le coeur du problème, c’est qu’autant au Canada qu’ailleurs, on continue de consommer du pétrole en quantité croissante. Pourquoi s’étonner que des vendeurs de pétrole veuillent fournir ce marché ? On peut bien mettre des bâtons dans les roues des vendeurs de pétrole, mais c’est sur la demande qu’il faudrait agir. C’est le même problème avec les drogues et la prostitution : criminaliser l’offre ne fait rien pour réduire la demande », conclut-il.

L’injonction contre les manifestations est élargie en Colombie-Britannique

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